Je m’étirais longuement, profitant encore un peu de la torpeur des rêves. Lentement, je me dirigeai en grognant vers le miroir, sous le regard amusé de Louve, debout depuis cinq heures du mat’. Lentement, mes personnages s’approchèrent. La plupart étaient matinaux et réveillés depuis bien longtemps. Je décidais tout de même de me mettre en route pour aller manger. Noah grimaça devant les piercings qui ornaient ses oreilles. Lorsque les dernières brumes du sommeil se dispersèrent, je ne les vis plus. En parcourant les couloirs, je priais pour ne croiser personne avant mon petit-déjeuner, j’avais vraiment une tête affreuse en ce moment, abusant un peu trop de l’écriture entre trois et quatre heures du matin. De larges cernes m’avaient d’ailleurs moqueusement rappelée à l’ordre : il faudrait que je retrouve vite un bon rythme avant le début des cours. Petite Fille marchait près de moi en faisant claquer ses bottes rouges. Un élève nous croisa et l’image de la fillette se troubla un instant, juste le temps qu’il s’éloigne. Puis elle réapparut avec un sourire angélique. Je soupirai en voyant la silhouette de Neige et ses longs cheveux blancs me passer sous le nez, en direction pour le réfectoire. Mon repas ne serait pas de tout repos.

Une fois à la cafétéria, je m’installais avec un bol de chocolat chaud et quelques tartines de Nutella. Ambidextre, je touillais mon lait chaud en griffonnant un prologue. Assise en face de moi, Petite Fille regardait suspicieusement sa première apparition sur papier. Pendant ce temps, Louve grognait que son histoire n’avançait pas, Thomas essayait de la calmer, Noah et Neige se plaignait de leurs apparitions respectives… Pour la première fois depuis longtemps, je souhaitais que quelqu’un n’interrompe leurs plaintes. Ange, près de moi, me signala que, justement, quelqu’un approchait. Je ne relevais même pas la tête, préférant m’absorber dans mon écrit et essayant vainement de remiser dans un coin de mon esprit les moqueries d’Alice et Nils. Trop de personnages… Et personne pour les voir et m’aider à les gérer.

La jeune fille en face de moi m’interpella :

- J'aime bien ce que tu as écrit ! Au fait je m'appelle Luka et toi ?

Bien que sachant à quel point c’était peu poli, je ne répondais pas immédiatement. J’avais à cœur de finir mon paragraphe. Petite Fille s’était légèrement écartée devant l’intrusion de l’inconnue en face de moi et l’observait avec le sans-gêne des jeunes enfants. Il m’était toujours étrange de constater comme, malgré sa sagesse, elle conservait ses manières de fillette. Je sentais la présence de Louve s’effaçait près de moi, remplacée par celle, beaucoup plus aimable de Nils. Je fermais mon cahier, faisant ainsi comprendre à Petite Fille que je finirais ce soir. Elle prit donc place près de moi en faisant cliqueter ses bracelets bleus pendant que je répondais, enfin, à Luka :

- Moi c’est Neïla… Merci… J’écris juste pour le plaisir… (Neige pouffa dans mon dos). C’est joli Luka.

Je souris, pensant qu’un nom masculin lui allait très bien au vu de ses courbes plus que féminines. Mes personnages disparurent les uns après les autres, Petite Fille restant seule dans sa robe verte pour m’épauler. Tant qu’ils n’étaient plus là, je pouvais penser par moi-même. C’était presque inquiétant de ne plus les entendre. Cette fille les empêchait de revenir, comme si parler avec elle troublait ce qui avait toujours fait partie de ma vie. Mais pour une fois, ce n’était pas désagréable… Voulant engager la conversation et garder cette impression de liberté déroutante, je lui demandais doucement :

- Et toi ? Qu’est ce que… tu aimes faire ?

J’entendais presque le rire moqueur de Louve devant mon incapacité à communiquer. Baissant la tête, les joues en feu, je me faisais moi-même les réflexions que d’habitude me lançaient mes personnages. Rajustant mes lunettes, je détournais le regard, honteuse.

- Moi, je suis plutôt douée en sport, surtout avec les armes. Pas banal je sais, mais bon.

Sa réponse ne me surprit pas tant que ça. Louve fit une apparition brève que j’effaçais avec agacement. Elle était intéressée par les armes que pouvait utiliser Luka. Mais pour une fois que quelqu’un m’adressait la parole, je ne voulais pas avoir l’esprit parasité. Cherchant visiblement ses mots, elle fit tourner sa pomme dans sa main, but un peu de lait et reposa son bol. Elle tourna ensuite la tête, comme s’il lui manquait quelque chose. Soudain son visage s’éclaira et elle me lança en se levant :

- Excuse-moi, je vais chercher un truc vite fait.

Alors qu’elle s’éloignait, je m’attachais les cheveux avec mon crayon. Piqué dans les mèches, le crayon ne devait pas me faire ressembler à grand chose mais je préférais l’avoir sous la main. J’en profitais aussi pour ranger mon cahier aux coins cornés. Ma petite sacoche en était pleine et il paraissait tous semblables alors qu’ils comportaient d’infimes différences. Luka revint, ses longs cheveux roses flottant derrière elle. Elle se rassit avec un sachet qu’elle mélangea au lait. Elle remua légèrement et je reconnaissais avec joie l’odeur du café. Ne pouvant m’en empêcher, je regardais avec insistance son bol.
Louve, elle aussi attirée par l’odeur du café, regardait le liquide noir par-dessus l’épaule de Luka. Je lui lançais un regard sombre, espérant la faire partir. Je savais que j’étais la seule à pouvoir la voir et je priais pour que Luka ne remarque pas mes coups d’œil incessants vers Louve.

Elle avait de longs cheveux noirs. Une large cicatrice barrait la moitié de son visage, retraçant des marques de griffes. L’œil gauche, traversé par une trace rouge, était gris et froid. Mort. L’autre était noir, pétillant, et de multiples étincelles de couleurs sautillaient dans l’iris sombre.

Sans m’en rendre compte, je glissais imperceptiblement vers mon imaginaire. Les cris qui avaient pendant un temps peuplés mon enfance ressurgissaient. Je ne devais rien montrer. Pour ne pas être enfermée à nouveau. Je baissais les yeux, ne voulant pas que Luka ne remarque quoi que ce soit.